Rufino Blanco Fombona

Les Livres de L'Amérique Latine

Une maison d'éditions de Paris, que le commerce des livres hispano-américains a enrichie, vient de publier la dernière oeuvre de M. Ruben Dario. Le nom sonore et cosmopolite du grand poète suffit à assurer le succès de son livre et la fortune de son éditeur.

Pauvre poète! Tout le monde l'a exploité. Il a été une mine pour des libraires sordides et des poètes ratés. Son oeuvre s'appelle Peregrinaciones (Pèlerinages) ce sont des esquisses de touriste, des notes sur la France et l'Italie. Comme le dernier volume de Max Nordau, c'est une collection d'articles envoyés d'Europe au journal La Nacion, de Buenos-Ayres, mais cette correspondance, qui n'a pas de plan arrêté, qui se déroule sous l'impression du moment, forme bien un livre, mais n'arrive pas à constituer une oeuvre.

Peregrinaciones n'ajoutera rien à la gloire du poète, gloire qui; comme celle d'Edgar Poe, comporte deux sortes de mérites; celui de l'oeuvre en soi et celui de son opportunité. Dario autant que Poe a ouvert des routes aux derniers venus ils ont apporté tous deux [555] une nouvelle souplesse, un nouveau charme au vers ils ont mis des ailes neuves au vieil oiseau lyrique. Il y a beaucoup d'originalité chez Ruben Dario. Mais est-ce que tout est original chez lui?

Dario emprunta son procédé à de brillants poètes français, il le greffa à l'art castillan, c'est ainsi qu'il a réformé et enrichi la métrique espagnole. Comme il n'est pas un imitateur servile et que cette adaptation de procédés demande de l'habileté et du talent, il apparaît original même quand il décalque.

Il a été le précurseur du nouvel art américain, un art essentiellement français et par le fond et par la forme. Lorsque le livre Azul (Azur) parut au Chili, en 1888, l'Amérique tourna les yeux vers cette aurore magnifique; il fut discuté partout; toutes les âmes devinrent malades de beauté, d'une beauté étrange et exquise. Une tournée triomphale par l'Espagne et une Lettre Américaine de don Juan Valera, le plus grand et le plus subtil des critiques péninsulaires, achevèrent d'imposer le nom de Dario. Mais personne ne fut aussi discuté. En Espagne, où la conservation littéraire fait autant de ravages que la conservation politique, Ruben Dario fut rudement malmené, et ceux qui le flattaient, comme Valera, semblaientle faire sur un petit ton ironique. Je crois que ceux mêmes qui lui reconnaissaient du talent, comme Castelar et Campoamor, ne le faisaient point sans réserve. En Amérique, ce fut tout autre chose. L'Amérique est le pays de la Révolution et le pays des révolutions. On abhorre, là-bas, les traditions, les vieux clichés, et tout le monde s'oriente vers l'aurore. C'est pourquoi le succès de Ruben Dario en Amérique fut retentissant, excepté chez ces gens rétrogrades qu'on trouve partout. Ces esprits arriérés sont les conservateurs de la vieille âme espagnole, grammairiens qui mettraient à la question pour un adjectif, poètes ignares, toute une foule académicienne, ignorante et haïssable. En retour, M. E.-J. Rodo, éminent critique sud-américain, écrivit un beau livre d'analyse sur le poète, sous le titre: Ruben Dario, M. Paul Groussac, écrivain franco-argentin, consacra une étude consciencieuse aux Prosas profanas; Edouard de la Barra se prononça en faveur du poète, et toute une jeunesse l'acclama. Le mexicain Justo Sierra vient d'écrire, à propos de l'oeuvre lyrique de Ruben Dario.

«Ces vers sont-ils beaux? Ils ont une large et étrange musique, qui surprend d'abord, qui semble un défi à toutes les règles de la métrique et de la prosodie, mais qui, attentivement écoutée, pénètre l'ânie, la charme et l'anesthésie.» [556]

Mais ce n'est pas du poète, auquel je consacrerai un jour l'étude qu'il mérite, mais de l'auteur de Peregrinaciones que je veux parler ici. Peregrinaciones est un livre écrit par devoir; il n'est pas dû à l'enthousiasme, si ce n'est à l'enthousiasme pour le pain. C'est de ces pages éphémères et dispersées que le poète a vécu longtemps. Ce sympathique et bien faisant journal de Buenos-Ayres, La Nacion, a payé pour le bien de son public, non l'oeuvre, mais le nom du grand poète. Veut-on dire par ceci que tout est périssable dans ce volumen de Dario? Non: il y a des pages où l'on sent la griffe du lion par exemple l'étude sur Rodin, et les Purificaciones de la piedad, prose noble, prose généreuse, prose de poète, à propos d'Oscar Wilde. Il y a un autre morceau de beauté sincère qu'on ne peut oublier. Celui qui commence ainsi:

«Est-ce un écheveau de soie, est-ce une fleur, un lys à cinq pétales, un vivant lys pâle, ou peut-être un petit oiseau aux plumes fines ? Non… ni écheveau de soie, ni lys, ni oiseau délicat; c'est la main du Pontife, la main droite de Léon XIII, que je viens de tenir entre mes doigts. Et un baiser sincère s'est posé sur la grande émeraude de l'épouse...»

R. Blanco Fombona